Effet diligence, expérience, innovation

Le salon e-learning expo vient de se dérouler à Paris. Il suivait de près un autre rendez-vous important du e-learning en France ilearningForum qui s’est tenu il y a quelques semaines. En échangeant avec les visiteurs de ce salon, une remarque revient souvent. Elle porte sur le manque d’innovation dans les offres proposées par les acteurs présents dans ces manifestations.

On peut bien entendu interroger les uns et les autres qui nous diront : « les prestataires ne sont pas assez innovants » ou « les clients ne sont pas mûrs pour accepter des solutions réellement innovantes ». Tout cela est sans doute en partie vrai, mais je vous propose ici de prendre un peu de recul pour analyser plus en détail cette situation.

L’effet diligence

Intéressons nous d’abord au processus qui conduit vers l’innovation et transposons le ensuite au cas du e-learning. Introduire une innovation dans un contexte social est toujours un phénomène complexe qui passe en général par ce que Jacques Perriault appelle l’effet diligence qu’il définit ainsi :

Une invention technique met un certain temps à s’acclimater pour devenir une innovation, au sens de Bertrand Gille, c’est-à-dire à être socialement acceptée. Pendant cette période d’acclimatation, des protocoles anciens sont appliqués aux techniques nouvelles. Les premiers wagons avaient la forme des diligences.

L’histoire des techniques nous fournit de nombreux exemples de ce phénomène. Dans le monde du e-learning nous constatons aussi cet effet. Les formateurs et concepteurs de formation en ligne ont tenté dans un premier temps de reproduire leurs pratiques en utilisant les techniques multimédia et le réseau. On a ainsi vu, des universités prestigieuses comme Berkeley ouvrir une chaîne sur YouTube pour diffuser ses cours filmés en salle. Les outils de rapid e-learning sont également beaucoup utilisés pour sonoriser des Powerpoint existants en y ajoutant un quiz de temps à autre. Il en est de même pour les LMS qui sont la version en ligne de modèles de distribution de formation proches d’organismes de formation traditionnels avec leur catalogue, leurs inscriptions, leurs convocations et leurs feuilles d’émargement. Les classes virtuelles n’échappent pas à la règle. On y retrouve tous les attributs qui sont nécessaires au formateur en salle ! Un outil pour projeter, un outil pour parler, et même un outil pour lever le doigt.

Tout cela est tout à fait normal. Toutefois, on constate que le progrès réel intervient seulement si l’on atteint le stade de la véritable innovation. Autrement dit, lorsque l’on dépasse le simple effet diligence. Cela est d’autant plus vrai que l’innovation technique représente une avancée qui s’accompagne souvent d’une dégradation de fonctionnalités antérieures. On se rappellera par exemple que l’arrivée du Web s’est traduite par la difficulté d’afficher des images ou de diffuser des sons dans un module e-learning  à cause des faibles débits des réseaux alors que le CD-ROM le permettait. La voiture électrique possède une autonomie réduite, la télévision 3D nécessite le port de lunettes, etc.
Dans le domaine du e-learning, nous observons que la mise en ligne des contenus a fortement réduit les échanges et la dimension sociale de la formation dans la plupart des dispositifs proposés ces dernières années. En effet si l’introduction des technologies d’Internet dans la formation est présentée comme un moyen de remettre l’apprenant au centre du dispositif de formation, elle conduit bien souvent à un renforcement du rôle du formateur ou de l’expert. On observe également un renforcement du rôle du contenu dans les projets. Une des motivations premières des entreprises dans l’utilisation du e-learning est la possibilité de diffuser un contenu homogène en tous points de son organisation. Il s’agit de diffuser la formation comme le ferait une chaine de télévision interne.

Aujourd’hui, l’enjeu est donc de dépasser ce stade pour obtenir un véritable progrès dans l’apprentissage.

Pour cela on va souvent combiner un recentrage sur les idées fondamentales de son métier (ce qui ne change pas) et apporter des idées ou des pratiques issues d’autres domaines parfois éloignés (ce qui va bouger).

L’expérience

Arrêtons nous un instant sur ce qui ne change pas. Le e-learning pose la question de ce qu’est la formation fondamentalement. La formation, comme tout métier qui n’a pas subi de profonds bouleversements depuis longtemps, se définit plus par ses pratiques que par ses objectifs ou ses principes. Aussi l’introduction de modalités techniques nouvelles qui bousculent ces pratiques met les professionnels de ce secteur dans des situations de trouble important. L’erreur qui est alors souvent commise est de proposer de nouveaux gestes professionnels définis essentiellement par les possibilités techniques et fonctionnelles des outils informatiques utilisés, alors qu’il faut se reposer la question des finalités de la formation pour savoir quels nouveaux gestes et nouveaux outils sont appropriés.

Mon expérience de l’accompagnement des formateurs dans le mise en œuvre de solutions blended learning montre qu’il y a un travail préalable important à mener sur les notions fondamentales du métier notamment dans le domaine de la conception. Cela nous conduit bien souvent à la réingénierie du dispositif de formation envisagé y compris dans ses composantes présentielles. Pour prendre un exemple simple : lorsque l’on travaille sur l’ergonomie des écrans pour réaliser une ressource en ligne, on met en œuvre des principes qui sont applicables aussi aux supports de cours utilisés dans les formations en salle. Le formateur va alors assez naturellement modifier ces supports même si cela ne faisait pas partie du périmètre initial du projet.
On ne peut donc innover que si l’on sait exactement ce qu’il faut conserver des principes fondamentaux de son métier pour ne pas se perdre. Cela permet de faire la part des choses et de ne pas se laisser abuser par l’innovation technologique.

L’innovation

Souvent la méthode la plus efficace pour sortir de l’effet diligence est de s’interroger sur le pourquoi des usages, des processus et des fonctions des outils aujourd’hui mis en oeuvre dans les dispositifs de formation. En reposant ces questions et en s’affranchissant des contraintes actuelles liées aux modalités présentielles on peut trouver des formes innovantes.
Nous pouvons trouver aisément des exemples pour illustrer ce propos.

La formation présentielle comporte de lourdes contingences logistiques. Ces contingences déterminent souvent la durée de la formation ainsi que sa disponibilité par rapport au besoin réel de l’apprenant. Si on s’affranchit de cette contrainte, on peut organiser des séances de formation de quelques minutes en autoformation ou en classe virtuelle. On peut travailler au plus près du besoin réel de l’apprenant. On peut modifier complètement la structure de la formation par rapport aux situations de mise en oeuvre des connaissances dans les situations de travail. On pourrait développer longuement ce sujet, ce que je ferai dans de prochains articles.

On cherche également à intégrer des usages issus d’autres secteurs d’activité utilisant les mêmes outils, ou les mêmes technologies. Nous voyons notamment apparaître comme innovation, l’usage des outils du web 2.0, les SeriousGames ou le mobile Learning. L’innovation peut donc résulter du croisement de deux principes d’utilisation d’une technologie permettant de créer un usage nouveau.
Cette idée est très intéressante mais il faut toutefois respecter quelques principes de base :

  • Rester dans ses objectifs. Le but de la formation est de former, c’est à dire favoriser l’apprentissage de savoirs, de savoirs-faire et de savoir-être permettant le développement de nouvelles compétences clairement identifiées. En cela l’objectif de la formation est singulier au regard des objectifs que poursuivent les autres utilisateurs du web 2.0, du jeu vidéo, etc.
  • Utiliser les expériences des acteurs « historiques ». J’ai assisté notamment à des conférences sur le SeriousGame où certaines questions étaient posées comme nouvelles alors que ce domaine croise des cultures établies : la formation, l’utilisation du jeu en formation initiale et en formation des adultes, le jeu vidéo,…Pour les acteurs de ces domaines d’activité les réponses à ces questions sont déjà tranchées. Il s’agit de ne pas « réinventer l’eau chaude » et de faire appel aux acteurs de ces secteurs pour gagner du temps et éviter les erreurs de base. Dans beaucoup de ces secteurs il n’y a pas d’histoire écrite, de capitalisation et partage de bonnes pratiques, ou même de formation « officielle » parce que ces secteurs sont trop jeunes ou mal organisés. Tout repose alors sur l’expérience de ses acteurs. Il faut en tenir compte.
  • Identifier la valeur ajoutée de l’innovation. C’est la clé du succès. On voit beaucoup de projets qui reposent sur des fonctions techniques nouvelles mais qui n’apportent pas beaucoup de plus value à l’utilisateur. La question est clairement posée aujourd’hui dans le mobile Learning par exemple. A quoi sert de diffuser un contenu sur un téléphone portable ? Quels types de contenus ? Pour quels usages ? J’ai récemment utilisé un outil de classe virtuelle sur mon téléphone. C’est une prouesse technologique. Mais les slides projetés étaient très petits. Je ne pouvais pas parler pour participer et je devais utiliser le chat qui masquait tout l’écran. Certaines fonctions m’étaient interdites. La classe durait 30 minutes ce qui est très long quand vous êtes dans la rue ! Il faut donc toujours raisonner en termes de bénéfices utilisateurs (apprenants, formateurs, tuteurs, commanditaires,…). Ces bénéfices ne reposent pas seulement sur la composante technologique de l’innovation.
  • Etre à l’écoute des innovations dans d’autres domaines. Aujourd’hui de nombreuses innovations techniques sont proposées : tablettes, reconnaissance gestuelle, avatar intelligent, réalité augmentée,…Toutes ces innovations arrivent à des coûts d’utilisation très bas, donc compatibles avec nos modèles économiques. Il n’y a pas que des innovations techniques. Les usages du réseau évoluent également de façon importante. Le succès fulgurant de Facebook mais également des réseaux professionnels en sont des exemples visibles. Il faut que notre domaine s’empare de ces innovations pour être plus efficace et répondre à la demande des utilisateurs (donneurs d’ordre, mais surtout apprenants)

L’innovation est donc avant tout une prise de risques. Cette prise de risque est nécessaire au progrès, notamment dans notre secteur. On peut limiter le risque en prenant des précautions dont certaines sont évoquées plus haut, mais cela ne garantit pas le succès. Les acteurs de la formation attendent cela du secteur du e-learning. Le développement de ce secteur passe par sa capacité à innover tout en restant dans ses objectifs initiaux de formation. Et nous sommes actuellement à un moment charnière de ce  processus : sortir de l’effet diligence…


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