Les responsables formation ne s’intéressent pas à l’apprentissage

C’est une étude anglaise parue en 2014 qui nous l’affirme : seuls 18 % des responsables formation (RF) estiment que les collaborateurs savent comment partager leurs savoirs avec efficacité et seuls 23 % estiment qu’ils sont en capacité d’orchestrer leur propre développement personnel. Ces chiffres laissent penser que les RF ont pleinement conscience que leur mission ne fait que commencer. Mais, à supposer que toutes les entreprises investissent depuis longtemps déjà dans la formation, pourquoi sont-ils aussi bas ? En d’autres termes, qu’est-ce qui ralentit les RF dans la réussite de leurs actions ?

De fausses raisons

On pourrait craindre que les budgets de formation stagnent voire régressent et donc que les RF ne soient pas en mesure de créer les programmes qu’ils ambitionnent. Or, si l’on en croit l’Insee, le montant total affecté par le secteur privé à la formation continue est passé de 12,5 à 13,5 milliards d’euros entre 2008 et 2014. Même si ce n’est certainement pas encore assez, même si la réforme de 2014 a pu freiner cette progression et même s’il existe des secteurs moins bien lotis ou des entreprises moins investies (les budgets de formation sont proportionnellement plus élevés dans les grands groupes que dans les TPE), ce n’est déjà pas si mal.
On pourrait craindre que la formation elle-même soit dévalorisée ou mal considérée par les dirigeants. Or, ce n’est pas ce qui ressort du baromètre Management de la formation Rhexis 2017 selon lequel 57 % des RF auraient plutôt tendance à estimer que leur rôle au sein de leur organisation s’est renforcé.
On pourrait supposer que les gens ne s’intéressent pas à leur travail et n’ont donc aucune raison de chercher à s’améliorer. Ça serait méconnaître les résultats de l’enquête Parlons travail qui nous apprend qu’en France, 76 % des gens aiment ce qu’ils font et 56 % en retirent même de la fierté.
On pourrait enfin imaginer que les salariés, et singulièrement les plus jeunes d’entre eux, ne sont pas intéressés par la formation ou tout au moins qu’elle ne compte pas parmi leurs priorités. Or, aux dires d’une étude du cabinet PWC, la formation arriverait en troisième position des critères de choix d’un employeur pour les millenials, avant par exemple la rémunération ou l’image de marque de l’entreprise.

Le fossé entre apprentissage et formation

Nous sommes convaincus qu’apprendre est essentiel à tout âge de la vie et pour toutes les organisations (« Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ! », clamait paraît-il Abraham Lincoln). Alors, si l’on estime que les RF ont une juste vision de leurs collaborateurs, d’où vient que ceux-ci manquent à ce point de compétences lorsqu’il s’agit de progresser ou de faire progresser les autres ? Dit autrement, pour quelles raisons des années de politiques de formation n’ont pas eu les effets escomptés ?
De façon ouvertement provoquante, je voudrais faire reposer une part de la responsabilité sur la fonction formation elle-même. Ayant travaillé avec de nombreux RF, il m’a semblé que, souvent, un fossé se creusait presque malgré eux entre apprentissage et formation : monter des formations ne serait pas vu par eux comme un moyen d’accompagner le développement des compétences et l’amélioration de la performance. Et ce, pour trois raisons au moins.

Première raison : les exigences de la règlementation

Lorsque le RF lance une formation règlementaire, l’important pour l’entreprise, et donc pour lui, n’est pas vraiment que le collaborateur mette en pratique les apports qu’il a reçus. L’important, le plus souvent, est simplement qu’il suive ladite formation afin que l’entreprise se trouve en règle sur le plan juridique. Or, les formations règlementaires comptent pour une très grande part des formations (34 % selon le Cereq en 2014, voire 41 % si on y inclut les dispositifs liés à une labellisation).

Deuxième raison : les impératifs administratifs

Compte tenu des mécanismes de financement de la formation, bâtir son budget n’est pas une sinécure pour le RF. S’il veut bénéficier des fonds de son OPCA, il doit par exemple s’attacher à rendre qualifiant ou certifiant un parcours de formation. Son attention va de fait se focaliser sur le respect du référentiel contractualisé et la réussite aux épreuves d’évaluation des collaborateurs. Ce qui détourne quasi automatiquement son attention des véritables besoins desdits collaborateurs sur le terrain, tant en termes de contexte que de modalités, de dispositions que de performance.

Je pourrais vous citer de nombreux exemples, je n’évoquerai que celui d’un grand groupe s’évertuant à proposer à ses vendeurs en magasin des modules e-learning tout en sachant que les modules ne sont pas optimisés pour smartphones et que lesdits vendeurs ne disposent pas de tablettes.

Troisième raison : la posture des donneurs d’ordre

Il est rare, très rare, que le RF soit l’initiateur principal des formations qu’il pilote. Plus fréquemment, il se voit inviter par une direction opérationnelle à monter un programme dont le contenu, et le contenu seul, sera scrupuleusement examiné par le commanditaire.
Pourquoi ? Parce que le donneur d’ordres ne se perçoit pas comme un apprenant mais comme un sachant et que le rôle du sachant est de transmettre son savoir. S’il se considérait aussi comme un apprenant, il s’interrogerait sur la façon dont il a construit ce savoir et se rendrait compte qu’une formation présentielle d’une journée ou que trois modules distanciels ne lui auraient pas suffi. Sauf que voilà, pour lui, peu importe que l’ingénierie ne soit pas en phase avec les besoins des apprenants, peu importe que l’effet de la formation soit infinitésimal, tant que le contenu correspond au savoir qu’il valorise, le RF aura rempli sa mission.

Redonner toute sa place à l’apprentissage

Ces trois raisons (j’aurais pu en évoquer d’autres) sont autant de biais cognitifs qui poussent à dissocier formation et apprentissage. Il s’avère alors très difficile pour un RF d’examiner ses programmes à l’aune de leur efficacité réelle.
Ces biais, vous l’aurez sans doute noté, proviennent tous du « déclencheur » de la formation :
–    La règlementation (si elle est obligatoire, son efficacité tout à coup ne l’est plus)
–    La certification (ce qui importe, c’est de coller à un référentiel et de réussir un examen, pas d’améliorer le travail quotidien)
–    Le commanditaire (ce qui compte pour lui, c’est que les messages soient passés, pas qu’ils soient appliqués).

Ces déclencheurs sont tellement contraignants qu’ils font immanquablement perdre de vue l’objectif réel de la formation. Alors, comment le retrouver ? Voici trois approches possibles pour les RF qui voudraient réinvestir le sens de leur fonction :
–    Première option, évaluer l’impact des formations. Prenons le cas d’une formation sécurité obligatoire. Si, en amont de la formation, le RF recueille les données d’accidentologie puis, six à douze mois plus tard, mesure l’effet de la formation en actualisant ses données, il se dote d’arguments pour corriger les pratiques formatrices de l’entreprise – c’est là un des bénéfices du modèle de Kirkpatrick
–    Deuxième option, s’éloigner au maximum des commanditaires une fois les objectifs de la formation déterminés. Plus le RF se rapprochera des futurs apprenants et du terrain, plus il gagnera en agilité, plus il aura des chances de piloter des programmes vraiment efficaces
–    Troisième option, se rapprocher au maximum des leaders. Ces leaders étant souvent les commanditaires suscités, le conseil peut sembler contradictoire. Il ne l’est qu’en apparence. Car il s’agit là non de multiplier les échanges sur des projets de formation précis mais d’entamer un travail de fond visant à faire comprendre les bienfaits d’une organisation plus apprenante, où le souci de l’amélioration des compétences est quotidien car ancré dans les modes de travail.

Je vous le concède, le titre de cet article est erroné. Je suis persuadé que les RF s’intéressent fondamentalement à l’apprentissage. Mais, d’expérience, je constate qu’ils sont bien souvent les seuls et que les pressions qu’ils rencontrent les contraignent à s’en détourner. Il s’avère donc urgent pour eux de promouvoir les liens entre apprentissage, compétences et performance au-delà de leur service. C’est toute l’entreprise qui en bénéficiera.

L’auteur

Laurent Habart

Laurent Habart est consultant et formateur indépendant. Il accompagne les entreprises dans l’amélioration de leur organisation et la mise en place de politiques de développement des compétences innovantes. Il est l’auteur de La nouvelle organisation apprenante – Et si c’était la vôtre (éditions Diateino, 2018) et de plusieurs études sur les nouvelles tendances en ressources humaines (La fonction RH étendue, Optimiser la formation en entreprise, Former et transmettre autrement…). Il est également scénariste de bande dessinée (Pink Daïquiri, Le Lombard).


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