Comment retrouver de la stabilité dans un monde instable ?

Il paraît que le monde économique serait de plus en plus changeant. Il paraît même qu’un grand nombre de dirigeants s’en inquiéterait : « Comment faire pour bien mener ma barque quand je ne connaîs ni la force des courants, ni le sens du vent et que je ne vois ni d’où arrivent les autres bateaux ni où ils vont ? »
Pour apporter un peu de sérénité, on a trouvé un acronyme à cette impression diffuse et perturbante (c’est que ça rassure, un acronyme) : VUCA, autrement dit versatile, uncertain, complex et ambiguous (instable, incertain, complexe et ambigu). Le monde d’aujourd’hui serait donc tout cela à la fois et on n’y pourrait rien.

Des changements de plus en plus rapides

Est-ce totalement nouveau ? Soyons franc : Non. Cette impression d’un monde instable et complexe n’est pas récente. Elle apparaît déjà dans les publications en management ou en sociologie des années 80 (voire sans doute avant mais je ne suis pas remonté si loin).
Depuis, avec l’évolution de la technologie et des réseaux, les échanges ont connu une folle accélération et ça serait alors la vitesse avec laquelle le monde se complexifie, les certitudes se fragilisent et les doutes s’amplifient qui serait la source de ce trouble.
Pourtant, là encore, l’impression de furieuse accélération n’est pas nouvelle. On expliquait jadis par exemple que « Le sentiment de manquer de temps naît de la différence entre la complexité du monde, l’horizon des possibles et la capacité de traitement du système » (Bergman, 1983). VUCA n’était pas loin.

Des changements qui n’épargnent aucune strate de la société

Le trouble semble pourtant plus intense d’année en année, alors qu’est-ce qui aurait changé au passage du nouveau millénaire ?
Comme le montre très bien le sociologue Hartmut Rosa, c’est parce que le cadre (les institutions, les règles, etc.) a longtemps été stable que les processus à l’œuvre (sociaux, économiques, techniques…) pouvaient évoluer aussi vite. Le passage des monarchies traditionnelles aux démocraties modernes puis aux régimes contemporains a eu pour effet de rendre de plus en plus mouvant le cadre lui-même.
L’inflation législative est un exemple éloquent : entre 1986 et 2006, le Journal officiel est passé de 7000 à 17000 pages, soit une augmentation de 143 % en vingt ans ; les propositions de lois déposées à l’Assemblée nationale sont passées de 145 en 2012 à 239 en 2017, soit une hausse de 65 % en cinq ans.
Si le monde qui nous entoure s’emballe, comment les entreprises pourraient-elles éviter de se sentir débordées ? Un acronyme ne suffira pas.

L’organisation de l’entreprise, garantie immuable ?

Le point de stabilité, les entreprises l’ont plus ou moins consciemment trouvé dans leur organisation : si le monde évolue de plus en plus vite, la façon dont elles sont structurées, elle, ne s’est que très peu infléchie. On a longtemps évité de questionner cette réalité : c’était une chance pour elle. Un moyen de bâtir sur du solide au milieu de la tempête.
Oh, bien sûr, tout n’est pas resté figé, il y a eu quelques ajustements : la compétition interne s’est intensifiée, le mode projet s’est démocratisé, les échanges transversaux se sont accrus, les contrats se sont diversifiés, les méthodes agiles se sont imposées, les cycles de production se sont raccourcis… Mais la structure pyramidale n’a pas changé. Les circuits de décision n’ont pas changé. L’attribution des responsabilités n’a pas changé. L’aversion au risque n’a pas changé. Les pratiques apprenantes n’ont pas changé (le digital ayant trop peu apporté de ce point de vue). Alors, au final, l’impression que le monde bouge trop vite, elle non plus n’a pas changé.
Incapable d’imaginer que la structure n’était pas garante de stabilité, on s’est mis à réfléchir à la façon de rendre plus enclins au changement les collaborateurs eux-mêmes. On a imaginé les attitudes qui favoriseraient cette adhésion. On a fait de l’accompagnement au changement une priorité de la moindre évolution.
Mais, encore une fois, tous ces efforts n’ont pas chassé le trouble. Pourquoi ? Parce que, dans un monde qui change, l’organisation de l’entreprise ne peut rester inchangée.

Un autre ancrage

Pour le dire à nouveau avec Hartmut Rosa, « La croissance exponentielle d’alternatives (de mise en relation) et d’options […] ne peut plus être maîtrisée seulement par l’accélération (linéaire) des processus du système. » Modifier les processus ou inciter les gens à évoluer sans modifier le système ne suffit plus. Mais comment toucher au système, ie à l’organisation de l’entreprise, sans tout déséquilibrer ? Sans accroître le sentiment de flottement voire de malaise des collaborateurs ?
Si le monde bouge et que l’organisation doit devenir flexible pour accompagner voire anticiper son mouvement, qu’est-ce qui peut servir de repères (car il est entendu que la plupart d’entre nous avons besoin de repères), qu’est-ce qui peut favoriser cette flexibilité ? Trois points d’ancrage saillent : la vocation, la vision et les valeurs de l’entreprise.
Là où, hier, les procédures s’adaptaient afin que la structure puisse continuer à vivre (et l’entreprise à produire), aujourd’hui, c’est la structure qui doit s’adapter afin que la vocation, la vision et les valeurs continuent à semer leurs graines.
Ce n’est plus la stratégie qu’il faut s’escrimer à décliner service par service, c’est la vocation et la vision qu’il faut en priorité partager et qui doivent irriguer les initiatives de chacun. Ce n’est plus la structure rigide et le strict respect des règles qu’il faut choyer, ce sont les valeurs qu’il faut traduire en rituels et qui doivent intégrer les critères de décision.

D’une gestion statique à une approche dynamique

Ce triptyque n’est pas récent. En revanche, le nombre d’entreprises qui, tout en le claironnant haut et fort, ne l’appliquent pas est légion (on se souvient d’Enron qui affichait entre autres « Respect » et « Intégrité » tout en maquillant allégrement ses comptes) ; les erreurs commises en leur nom le sont tout autant. Car le mettre en pratique change fondamentalement la façon de travailler des collaborateurs.
En promouvant la vocation de l’entreprise, en partageant la vision vers laquelle toutes les équipes doivent tendre et en teintant les processus, les rituels et les décisions des valeurs qui unissent les collaborateurs, on troque une gestion statique pour une approche dynamique et, au final, on change la nature même de la stabilité de l’entreprise (jusqu’à des cas extrêmes tel celui de l’entreprise de jeux vidéo Valve). Elle ne tient plus dans sa structure mais dans son ADN. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de structure choisie par tous à un instant t, juste qu’elle n’est plus l’élément fédérateur. C’est ce changement de nature qui permet au collectif de prospérer dans un environnement instable, complexe, etc.

L’ouverture sur l’écosystème

Autant l’accent sur la structure incitait l’organisation à se regarder elle-même, autant l’accent sur la vocation et la vision la rend beaucoup plus ouverte sur ce qui se passe en dehors d’elle. Or, plus l’entreprise compte de collaborateurs en relation avec son environnement (économique mais aussi social, géographique, technique, etc.), plus elle sait faire vivre et prospérer en son sein des points de vue différents (à condition pour cela d’avoir opté pour des valeurs qui le permettent), plus elle est sensible aux signaux faibles de son écosystème et en mesure de s’adapter avant les autres.
Cette prérogative a longtemps été dévolue aux dirigeants. C’est ainsi que, sous l’impulsion de Reed Hastings, Netflix a entrevu l’évolution du marché du DVD avant tous ses concurrents et a infléchi son modèle économique en permettant la location sur internet dès 1998 et la lecture en streaming des vidéos dès 2007. C’est ainsi également que, sans se douter un instant du succès de son idée, Kim DotCom crée Megaupload en 2005 afin de permettre à ses clients de partager des fichiers volumineux. Ou encore que Stewart Butterfield se lance en 2012 sans filet dans la création de Slack, le réseau social d’entreprise le plus en vogue du moment.

Ce mouvement où la vocation, la vision et les valeurs font office de triptyque stabilisateur et où les leaders à tous les niveaux de l’organisation ne se demandent plus comment accentuer leur avantage différenciant mais ce qu’ils doivent encore apprendre pour progresser amène à concevoir des entreprises qui se transforment elle-même consciemment. Des entreprises où le mouvement du monde est ressenti non comme une source d’anxiété mais comme un gisement d’opportunités.

L’auteur

Laurent Habart

Laurent Habart est consultant et formateur indépendant. Il accompagne les entreprises dans l’amélioration de leur organisation et la mise en place de politiques de développement des compétences innovantes. Il est l’auteur de La nouvelle organisation apprenante – Et si c’était la vôtre (éditions Diateino, 2018) et de plusieurs études sur les nouvelles tendances en ressources humaines (La fonction RH étendue, Optimiser la formation en entreprise, Former et transmettre autrement…). Il est également scénariste de bande dessinée (Pink Daïquiri, Le Lombard).


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